A l’occasion de sa troisième exposition majeure en France, Transmissions (future, recollections), hébergée par la galerie parisienne Openspace, Doze Green propose des toiles postgraffiti « classiques » mais s’aventure également sur de nouveaux terrains picturaux, plus épurés et laissant s’exprimer les aplats, mêlant pop culture et inspiration constructiviste.
Jeffrey « Doze » Green (né en 1964) commence à graffer les rames du métro new-yorkais vers 10-12 ans. Avec Ken « Swift » Gabbert, il crée les Young City Boys, un duo de breakdance, qui affronte d’autres B-boys comme Crazy Legs, Kuriaki ou Buck 4. Ensemble, ils forment à Manhattan une nouvelle branche du mythique Rock Steady Crew, groupe de danseurs du Bronx fondé par Jimmy Dee et Jimmy Lee qui aura révolutionné l’art urbain en popularisant le breakdance et le graffiti. En 1981, sa première exposition, Graffiti Rok, est accueillie par la galerie Common Ground à New York. A cette époque, il commence à fréquenter Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Keith Haring et, surtout, RAMMΣLLZΣΣ, artiste de génie qui conceptualise le post-graffiti et qui va devenir son mentor (voir l’interview). L’oeuvre de Doze Green est baignée de concepts métaphysiques inspirés de la nature et de la culture hip-hop, de la magie, du spiritisme et de l’irrationnel. Le breakdancer (B-boy) semble l’élément central idéal de ses œuvres, lui qui possède un caractère affirmé et une souplesse corporelle infinie ; avec Doze Green il devient un caractère alphabétique, ses torsions improbables se déclinant en calligraffiti harmonieux dont les postures ne sont pas sans rappeler les chorégraphies foisonnantes et millimétrées du théâtre kabuki. La ligne, noire ou blanche, construit une structure filiforme qui est le motif tutélaire de la narration graphique, une figure de style, une vrille esthétique qui a longtemps marqué le travail de Doze Green avant de prendre l’épaisseur dans les années 2010, voire de disparaître totalement. Mais son style est fugace, défini par l’humeur du moment et on sent l’artiste poreux à son environnement immédiat.
A l’heure d’un monde ultra-connecté, Doze Green s’attarde, dans cette exposition, sur le paradoxe des réseaux sociaux numériques qui poussent à ne plus vivre l’instant présent mais à le mettre en distance, à le commenter en direct et en permanence, à l’enregistrer pour le revoir plus tard, à ne vouloir vivre le présent qu’en le conjuguant au futur. Ainsi, Doze Green appose des toiles grand format à fond monochrome flashy qui captent le regard et invitent le spectateur à se laisser guider par les involutions des lignes noires ou blanches, les contorsions des danseurs, se laisser agripper par la foultitude de détails et s’évader dans le monde parallèle que nous propose l’artiste.
Vernissage samedi 30 juin, 18-21h, 116 boulevard Richard-Lenoir. Jusqu’au 28 juillet 2018.
Rencontre avec DOZE GREEN, Galerie Openspace, 22 juin 2018
Par Seitoung
Explorons d’abord votre cosmogonie artistique. Vous revendiquez H.P. Lovecraft comme influence première, de quelle manière exactement ? Est-ce l’idée lovecraftienne que l’homme n’est qu’une chose insignifiante perdue au milieu de l’Univers que vous partagez avec lui ?
Pas spécifiquement H.P. Lovecraft, mais la science-fiction en général. Enfant je lisais beaucoup de SF. C’est vrai que je me référais avant à cette vision de Lovecraft mais elle est moins centrale dans mon travail maintenant, qui est plus existentialiste, plus kafkaïen, post-moderne…
Justement, vous évoquez le post-modernisme. Est-ce que vous pourriez revenir sur cette idée de « construction-destruction » que vous évoquiez déjà en 2009 ainsi “Going in and out, it’s pulling stuff from inside. It’s based on magic, it’s about shadow, it’s about darkness, it’s about light, it’s about understanding, it’s about destruction. It’s about build-destroy » ?
Ce concept de build-destroy me vient de RAMMΣLLZΣΣ, un de mes mentors, un de mes maîtres en termes d’inspiration. Il n’aimait pas que je dise çà, il me disait toujours : « Je suis ton grand frère, tu es mon petit frère », mais pour moi c’était un génie. RAMMΣLLZΣΣ et Dondi White étaient tous deux dans cette idée de déconstruire les lettrages classiques et normés et les reconstruire sous une autre apparence. RAMMΣLLZΣΣ développait son propre style, le futurisme gothique, il souhaitait « armer » les caractères, les transformer… la lettre devenait une sorte de véhicule armé capable de transformer l’espace, le temps, la matière, une militarisation de l’écriture graphique, sa guerre des lettres.
Vous connaissez Einstuerzende Neubauten, un groupe de rock industriel allemand, dont le nom évoque cette idée de construction-destruction synchrone ?
Non, mais RAMMΣLLZΣΣ oui, il écoutait ce groupe ! Çà a du sens donc ! Et donc dans ma perspective, ce concept de « build-destroy », c’est l’idée de fragmenter, distordre une lettre, la mettre en pièces et la reconstruire sous une forme biologique. Je crée ainsi une narration à partir des lignes élémentaires de la lettre, elle continue d’exister à travers ses filaments originaux, mais un caractère romain devient autre chose, s’approche d’un caractère grec par exemple, mais en même temps il y a une valeur numérique qui reste attachée à chaque lettre comme en magie. En magie, telle lettre égale tel nombre, tel nombre renvoie à la géométrie, etc.
C’est aléatoire ou un code constant comme le code morse ?
Oui, c’est un code. Cela renvoie à la Five-Percent Nation, dont je fus membre, et à la façon dont les membres changeaient leur nom suivant le code de Clarence 13X. 13X a fondé sa nation en prison. Or, les prisonniers ont un code pour parler, un code qu’ils sont les seuls à comprendre. En même temps, en faisant partie de la Zulu Nation, nous avons aussi d’autres codes mathématiques universels. Et tout ceci se retrouve dans le graffiti, la façon dont se terminent les lettrages par exemple. Je continue à l’utiliser mais j’essaye aussi de fusionner les codes, comme ici où le G se termine en 5. Quand on attache des lettres ensemble, on crée une figure totémique au sens d’Aleister Crowley.
Vous dites que la nature a de plus en plus d’influence dans votre travail. Vous êtes natif de New-York mais vivez maintenant en milieu rural en Californie et pratiquez la permaculture…
Oui, je suis né à NYC, mais très jeune j’allais chez mon oncle qui avait un élevage et chaque été, j’allais apprendre à chasser, à poser des pièges, à pêcher… la vie de fermier, quoi. La permaculture est venue plus tard vers 1989 après un voyage au Costa-Rica. Il y avait une zone forestière intacte, magnifique, mais qui avait été défrichée pour l’élevage bovin. Sauf que les industriels sont ensuite partis au Brésil, laissant un espace dévasté, avec juste des déchets ou des prairies abandonnées. Un groupe d’amis est allé là-bas et a commencé à ensemencer avec tout un tas de plantes indigènes et quand j’y suis retourné vers 2004-2005, la vie végétale avait vraiment repris et on a décidé d’acheter les terres, tout un pan de la montagne ! Je laisse çà comme çà, maintenant.
Est-ce que cela percole dans votre travail ?
Oui, certainement. Je fais plus de paysages par exemple. Je mets des éléments fractals aussi, ou bien des couleurs qui me sont inspirées par la nature. La nature vient par allusion dans mes peintures, mais je crois que je vais devenir plus littéral désormais, pour montrer combien la nature est importante.
Est-ce que vous connaissez Aldo Leopold ? (je lui donne un exemplaire de l’Almanach du Comté des sables). C’est un écologue américain qui a œuvré pour le développement d’une éthique environnementale et la protection des espaces naturels. Une phrase résume bien sa philosophie du rapport de l’homme à la nature : « Il faut d’abord penser comme une montagne ».
Non, je ne connais pas, merci ! Mais une de mes influences majeures sur cette question est Masanobu Fukuoka, auteur de The One-Straw Revolution (ndlr : La Révolution d’un seul brin de paille : Une introduction à l’agriculture sauvage), dont la philosophie à l’égard de la nature semble assez similaire : « Ne modifie pas la nature, observe ! ». Beaucoup de gens essayent de bien agir mais ils font davantage de dégâts. Avec la permaculture, j’ai appris pleins de petits trucs, comment associer des plantes, créer des communautés, des relations symbiotiques, et surtout de laisser pousser les mauvaises herbes, car elles ont un toujours rôle.
On peut faire des rapprochements visuels entre certaines de vos œuvres et les hiéroglyphes de l’Egypte ancienne, où ils représentaient un système d’écriture mêlant logotype et éléments alphabétiques ou syllabiques, pourtant vous ne faites jamais référence à l’Egypte ancienne mais davantage à l’histoire sumérienne… (je lui montre une série de hiéroglyphes juxtaposés à la série Annunaki )
Ah oui, là c’est clair (rires) ! Annunaki fait référence à Sumer, oui. Elohim, les Néphilim aussi ; les anciens mondes, en général, comme les racines de la religion hindoue, les Upanishad, la vallée de l’Indus et ses légendes populaires anciennes…
Vos personnages sont souvent désarticulés, est-ce une influence du théâtre kabuki ou du breakdance ?
(rires) Ah ah ah, plus le buto que le kabuki ! Il y a des poses héroïques, çà fait aussi référence à l’art romantique, le bushido, un guerrier, un sumo.
Pour plus d’informations :
Instagram de Doze Green