Unlovable, mais pas imbitable

Un classique du perzine fictif enfin traduit en français et édité en mini-coffret

Le pitch de l’éditeur : Tammy Pierce, c’est la fille du lycée qu’on ne remarque pas. Pas très jolie, un peu boulotte, elle se donne pourtant un mal fou pour attirer l’attention des garçons : brushing XXL, mèches relevées à la mousse coiffante, vestes à épaulettes, leggings flashy aux motifs géométriques improbables, clips d’oreilles fluos et maquillage outrancier… Sauf que dans les années 80, tout le monde a ce look-là ! Comme les adolescentes de son âge, Tammy a un journal intime à cadenas auquel elle se confie et se livre à cœur ouvert. Elle y raconte absolument tout : ses journées au lycée avec sa meilleure amie Kimberly – à qui elle tient la chandelle quand celle-ci roule des patins à son mec – les désaccords avec sa ringarde de mère, les disputes avec son mouchard de frère, les fêtes qui dérapent, les hontes qu’elle se tape devant toute la classe, ses fantasmes sur les références masculines de l’époque incarnées par Rocky, Bruce Willis, Crocodile Dundee, Schwarzenegger ou Robocop… Et surtout son crush pour le beau Ken Olsen. Elle rêve de pouvoir l’embrasser (avec la langue) et s’entraîne sans relâche devant son miroir ou sur son oreiller avec le seul espoir que son désir devienne réalité avant la fin de l’année !

L’avis de Seitoung : Unlovable est un instantané format comics de cette sale période de l’adolescence où tout semble contre vous et que rien de ce que vous prévoyez ne va arriver parce que vous êtes moche, timide et complexé. Et pour que la forme épouse au mieux le fond, rien de tel qu’un fanzine DIY au trait de plume naïf ! Cet Unlovable d’Esther Pearl Watson est un classique du genre qui a bénéficié de plusieurs rééditions aux Etats-Unis (dont une chez Fantagraphics en version très très augmentée). On se réjouit qu’il soit enfin traduit en français par les éditions MISMA (dont la revue DupoTutto explore depuis près de 15 ans l’univers graphique du comics lo-fi). Un éditeur qui a poussé le vice jusqu’à éditer ce fanzine sous son format originel, à savoir cinq petits livrets de 64 pages en noir et blanc réunis désormais dans un coffret. A la différence d’un perzine traditionnel (un journal intime publié sous forme de fanzine), Esther Pearl Watson croque ici une histoire qui n’est pas la sienne puisqu’elle serait issue d’un journal intime, écrit à la fin des années 80, et qu’elle aurait trouvé au fin fond des toilettes d’une station-service de la Death Valley en 1995… Après avoir tenté plusieurs formes d’adaptation narratives et essuyé autant de refus de la part des éditeurs, elle a décidé de l’autopublier sous forme d’un mini-fanzine dessiné en 2003, parallèlement à sa déclinaison en strips dans le magazine féministe Bust. Esther Pearl Watson est surtout connue dans le milieu du fanzinat pour l’ouvrage Whatcha Mean, What’s a Zine? qu’elle a publié avec son compagnon, Mark Todd, un guide illustré, à l’esthétique DIY lo-fi, qui reste l’un des plus chouettes et des plus pertinents ouvrages publiés sur le sujet. En tant qu’artiste peintre, elle est l’une des premières « fanzineuses » à avoir franchi les portes des galeries d’art, ses dessins ou peintures se vendant aussi bien chez les collectionneurs d’art que dans les conventions de fanzines.

Unlovable s’inscrit dans la veine graphique de perzines français tels que « Un fanzine à la taille de mes ambitions » ou « Scotch & Penicillin », publiés à la même époque d’ailleurs. Pareillement à ses homologues français, Esther Pearl Watson se cale sur un petit format, ici carré, qui lui impose, à la manière d’une toile, une case unique par page pour dérouler les tracas quotidiens de son héroïne, engoncée dans l’univers impitoyable du lycée. Cet esprit fanzine permet de casser les codes de la BD tout comme elle permet de s’affranchir d’un quelconque rythme narratif, chaque saynète durant tantôt une page, tantôt une demi-douzaine. Le style lui-même est également très original puisque téléporté dans les 80’s on se trouve aux prises avec un quotidien suranné mais dont la banalité partagée fait écho à celui des adolescents d’aujourd’hui. La différence fondamentale réside dans l’opposition confessions intimes/déballage public puisque le quotidien actuel se trouve projeté et démultiplié, sans filtres – si ce n’est ceux d’Instagram – sous les différents formats des réseaux sociaux. C’est donc un style au rythme facebookien que propose Esther quatre ans avant l’apparition du réseau virtuel. La similitude s’arrête là, car ce récit permet aussi de rappeler (ou de découvrir) que le rythme de vie des adolescents des 80’s était beaucoup plus lent qu’aujourd’hui : la communication, par exemple, se faisait au mieux via un téléphone filaire auprès duquel on pouvait passer des heures voire une journée entière à attendre LE coup de fil tant espéré. De quoi réfléchir, cogiter et ne pas vivre dans l’urgence permanente de l’instant.

Unlovable, mais pas imbitable.

 

Esther Pearl Watson « Unlovable », Edition Misma, Coffret de 5 livrets, 64 p N&B.

Site de l’artiste : http://cargocollective.com/ewatson

Boutique de ses fanzines et autres objets DIY produits avec son mari, MarkTodd : https://funchicken.bigcartel.com/

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