Gato Negro, le bruit et la fureur de la risographie

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Fish Fowl Flood Mud : Think of the Storm d’Alice Zukofsky est le récit photographique d’une itinérance quotidienne : le cheminement pédestre qui conduit au lieu de travail. Mouvement pendulaire le plus banal possible. L’objectif de la photographe est focalisé sur le sol en permanence, la prise de vue quasi verticale, le cadrage très serré, quelques dm² tout au plus, de terre, de goudron craquelé, d’affleurements géologiques finement plissés, de surfaces rocheuses bouchardées ou desquamées, de fissures et fractures captées en oblique, de polygones de dessiccation, parfois le sentiment d’une immersion microscopique dans les lames minces d’un géologue. On y voit alors les éclats de roche, les minéraux explosés, le fantôme d’un impact météoritique. On oublie les formes, les objets, les lieux, et on ne retient du parcours que la texture. La texture torturée. Ce qui caractérise aussi chacune des pages de ce recueil c’est l’absence de repères visuels. Ce défaut ne permet pas de saisir instantanément l’échelle d’observation, ce qui crée chez le lecteur un malaise, un vertige, une impossibilité à se situer dans l’espace. La sensation de flotter. Mais, le rendu graphique très aride, renforcé par le grain rêche d’une impression monochrome, noire, en risographie, écarte le sentiment d’une flottaison liquide. On ressent davantage une apesanteur dans un vide intersidéral soudain emplit de poussières. Un vide où l’oxygène fait défaut. Le chemin qui mène au travail, cette lente usure du corps et de l’esprit sur des surfaces rugueuses et dans des atmosphères d’étouffement. Le mouvement pendulaire qui rythme le temps d’une vie qui passe. S’use. Et finit en poussières.

El Rio / The River est un projet collaboratif de Zoe Leonard et Dolores Dorantes. Texte et photographies autour du Rio Bravo, le fleuve frontalier, la barrière physique naturelle entre le Mexique et les USA. Les textes sont épurés, entre poésie minimaliste et haïkus, alternant anglais et espagnol. Les textes se font écho de manière intéressante entre traduction littérale d’une langue à l’autre et dérive linguistique liée, possiblement, aux déphasages entre les deux locuteurs, aux subtilités poétiques intraduisibles : « We know who you are. Lava-river. Stone-river » / « Ya sabemos quién eres. Cuerpo de rio. Cuerpo de agua. Cuerpo de metal. » On imagine les phrases déclamées traversant le fleuve, se trouvant transformées, déformées, amputées aussi. Quelques mots emportés par les flots, noyés au passage de la frontière. En face des mots, la série photographique est somptueuse. Comme pour l’ouvrage d’Alice Zukofsky, les plans serrés oblitèrent les repères spatiaux au point que j’ai cherché plusieurs heures la nature de ce qui était réellement photographié. On hésite entre images de biofilm au microscope électronique à balayage et matelas algal desséchés. L’aridité, encore. Le paradoxe : le fleuve aride. Et puis à force de chercher, on trouve la clé, le détail qui révèle le parti-pris oculaire du photographe. Et l’on comprend, un peu.

Gato Negro est un éditeur qui invente au voyage introspectif, à la recherche du port intérieur, qui cherche à dévoiler la poésie qui se cache dans les interstices de la vie, aussi rugueuse soit-elle.

https://www.gatonegro.ninja/

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