« Ne sera beau que ce qui suggère l’existence d’un ordre idéal, supra-terrestre, harmonieux, logique, mais qui possède en même temps – comme la tare du péché originel – la goutte de poison, le brin d’incohérence, le grain de sable qui fait dévier tout le système »
Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana, 1981.
De la sueur, du travail manuel, de la précision du geste. De l’artiste, de l’artisan. Du rapport à l’animal, à la terre, de ce que l’on fait de la vie, de nos vies. De l’industrie agroalimentaire cannibalisant ses artisans de la terre, dévorant sa matière première, la chair animale, sans affect, dans la froideur cybernétique des usines à viande. Au climax d’une production carnée industrielle de plus en plus contestée pour son aveuglement face à la souffrance animale, la (sur)consommation même de viande est remise en question par une frange grandissante de la population, mouvement sensible et visible à travers la montée en puissance du véganisme auprès des plus jeunes notamment.
(une histoire de) FLESH s’attarde sur ce tourment (tournant ?) qui traverse la société contemporaine dont les « puissants » ne saisissent pas l’implication philosophique et écologique. Armel Jullien et Peggy Viallat-Langlois y figurent, chacun à leur manière mais toujours crûment, la réalité du monde rural contemporain où le martyre a désormais sa place dans le cycle de la vie, où la proximité de l’homme et de ses bêtes semble appartenir à une époque révolue. Que ce soit le spleen baudelairien qui transpire des ambiances solitaires d’Armel Jullien ou les coups de couteau acérés et précis de Peggy Viallat-Langlois, on y montre la disparition des petits producteurs-éleveurs, de l’agriculture de proximité, au profit d’un abattage massif mais invisible. Ces peintures ont pour point commun une approche photo-journalistique sans pour autant être hyperréaliste : elles témoignent de la réalité quotidienne du monde de l’élevage, de l’étable à l’abattoir et des sensations éprouvées par les artistes en prise avec cette réalité contemporaine.
Le travail d’Armel Jullien est ainsi écartelé entre ce présent oublié et une tradition picturale ancienne, plus proche du baroque que des avant-gardes, où les maîtres Rubens, Vélasquez, ou Dürer guident le geste en toile de fond. Cependant, son ancrage dans la peinture contemporaine se retrouve dans le regard iconoclaste qu’il partage avec Liu Xiaodong, par exemple. En intégrant dans ses scènes de la vie quotidienne des éléments incongrus (joueur de trombone ou cracheur de feu au milieu du champ, par exemple), Armel Jullien n’est pas sans évoquer la smartphotographie, premier vecteur de production d’images aujourd’hui. Mais à l’inverse de la photographie jetable des réseaux sociaux, Armel Jullien enracine des œuvres dans l’histoire de l’art. Il y sème des grains de sable. Il invite à s’arrêter et à réfléchir : Mais qu’est-ce qui cloche dans le monde d’aujourd’hui ?
Au-delà de la peur primale que suscitent les écorchés de Peggy Viallat-Langlois apparaît une filiation historique avec l’Ars moriendi classique depuis Le Bœuf écorché de Rembrandt, les natures mortes de Goya et Soutine, la Pièce de viande de Monet, ou le Figure with meat de Bacon, gardant toujours en filigrane la dimension sacrificielle chère à Le Caravage. Le focus sur la beauté plastique du rouge, sa violence chromatique s’exprimant dans une palette de nuances du vermillon au carmin, cherche alors à mettre en avant les sensations du spectateur. L’exploration de la matière picturale se stabilise dans un rendu massif, comme si l’animal dans un dernier sursaut refusait de se laisser coucher sur une toile sans épaisseur.
Entre répulsion et fascination, FLESH est une histoire éparpillée sur les murs que le spectateur reconstituera à sa guise.
Le Trampoline, Vic-le-Comte (63270), du 6 octobre au 6 novembre 2018.
Commissariat : Samuel ETIENNE.