Trente ans après les premières griffures scripturales d’Antoine Volodine, penseur et auteur principal du post-exotisme, genre littéraire singulier, opaque et instable qui explore la « littérature des poubelles« , une cohorte informelle et souterraine d’auteurs/artistes se fédère et s’exprime au sein de fanzines, supports éphémères, échangés en dehors des circuits marchands traditionnels – voire parfois sous le manteau -, vecteurs idéaux d’une production littéraire et artistique souvent rejetée par les industries culturelles dominantes. Sortons donc du chemin de traverse et enfonçons-nous dans quelques profondes ornières sombres et a priori hostiles où Demain les Flammes et Jambon Klaxon feront offices de lumignons.
Demain Les Flammes, édité par Nathan Golshem (un hétéronyme bien connu de l’univers volodinien), est une publication annuelle, format 14*22 cm, d’une très belle qualité d’impression avec une couverture sérigraphiée à encre métallisée ou pailletée du plus bel effet. Cette revue-fanzine publie des articles de fonds, des entretiens au long cours et laisse une place de choix aux visuels, dessins ou photographies. Dans le n°1 (2016), on se délecte d’un entretien croisé entre Mimi Thi Nguyen et Golnar Nik qui reviennent sur leur histoire du punk américain, un tropisme qui ne nous étonne guère quand on connaît le passé de fanzineux punk du soit-disant Nathan Golshem ; un autre entretien, encore plus étonnant et tout aussi passionnant, sur le roman policier sous le IIIe Reich est accordé par Vincent Platini qui souligne le paradoxe philosophique pour le régime nazi que de laisser exister un genre littéraire basé sur le crime alors même que le crime est censé avoir disparu du monde idéalisé par la propagande du Reich. Mais là encore, le sens de l’économie passe avant tout : impossible de sacrifier une industrie culturelle sur l’autel de l’idéologie nazie, acceptons-là et contrôlons-là ! Le fonds est riche, le style avenant, la lecture aisée.
Avec les numéros 2 (2017) et 3 (2018), Demain les flammes continue cette quête dans les recoins les plus obscurs de l’underground, passant de l’exotisation de la pop iranienne à la littérature prolétarienne des éditions Plein Chant, de l’histoire du quartier de la Mission (San Francisco) au génial perzineur Aaron Cometbus, fouillant sous les pierres ce qui bouge encore, exhumant les bonnes odeurs de rares remugles ethnographiques. La rencontre avec Edmond Thomas et Camille Estienne, des éditions Plein Chant, s’étale sur 22 pages, autant dire que Derrière les flammes laissent ces interlocuteurs s’exprimer avec profusion de détails. Le récit est passionnant tant il décrit avec justesse les difficultés de la petite édition, mais la force inextinguible de la persévérance de ceux qui apprennent sur le tas, dont la philosophie DIY peut autoriser à passer trente ans pour faire aboutir un projet éditorial, loin de l’urgence du profit capitaliste hic et nunc.
Le numéro 3 s’ouvre par un portfolio en noir et blanc, captures d’écran via Google Street View de bâtiments, immeubles ou maisons individuelles, légendées simplement du nom d’un groupe de punk-rock des années 80. On comprend à travers le cartouche signalant « adresse donnée dans MAXIMUM ROCKNROLL » que le « photographe », Marc Fischer, est parti à la recherche, 30 ans après, des lieux des origines de ces groupes emblématiques du punk, du hardcore ou du metal américain, une façon de donner à voir là où tout a commencé, loin des apparats codés du genre musical, une vision alternative, ancrée dans la réalité des lieux (projet Hardcore Architecture). Un numéro 3 qui s’écoute aussi, au son des envolées de guitares de Stefan Christoff, un activiste montréalais qui cherche à partager l’esprit d’une ville en lutte contre le néo-libéralisme. Il faudrait plus que des mots pour traduire la densité du plaisir que procure le voyage dans cette revue.
Jambon Klaxon mêle quant à lui poésie, nouvelles, photographies et dessins contemporains. 38 contributeurs pour le numéro 0, format A5, 144 p, mêlant papier et calque, illustrations noires et couleurs. La couverture bien qu’homochrome ne nous extirpe pas des souillures du monde qu’aime décrire le post-exotisme : des asticots grouillants rappellent que les immondices ont toujours quelque chose à dire, que les déchets ont aussi le droit de s’exprimer. Jambon Klaxon est là pour écouter ces plaintes et les « noter sur de grands cahiers de comptabilité« .
« Dans le ventre des chiens sévit un grognement d’ouate avariée, une rose averse de viandes molles comble tant bien que mal les creux et encoches causés par la vie. Un dernier gouffre subsiste malgré tout, à hauteur de leurs yeux, et la lumière qui pénètre dansante, en flaques de couleurs, confère aux regards des dogues attristés, un semblant de soleil ». (Jambon Klaxon, p.22)
La veine littéraire coule directement des charognes post-exotiques de Volodine, le chapardage est plus évident et tout aussi savoureux. Il est admirable qu’avec un panel aussi important de contributeurs les deux réalisateurs, Kenny Ozier-Lafontaine et Margot Taupin, aient réussi à garder une unité de style et de goût tout au long de cet ouvrage séminal. Les illustrations ne dénotent pas, entretenant une atmosphère opprimante malgré les couleurs éclatantes de certaines d’entre elles. Un numéro zéro dont le point final est une virgule, augurant une suite qu’on attend déjà avec l’impatience des mouches devant le pendu suffoquant.
Et, oh, Lutz, tu me reçois ?
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