« Art du rapiéçage, la bande dessinée constitue pour son destinataire une sollicitation à établir par lui-même des liens entre les indices, essentiellement graphiques et textuels, proposés par l’œuvre. » Alexandre Balcaen, Manifeste adverse, 2015.
Dans le paradigme existentiel du 9e art, le lecteur est envisagé comme co-créateur puisqu’il embrasse et se saisit de la matière éditoriale à sa guise, à son rythme. C’est ici précisément que la bande dessinée a à voir avec les arts graphiques ou l’architecture en offrant au lecteur sa capacité de conserver la maîtrise du temps contemplatif aussi bien que d’organiser la circulation du regard sur la planche. Mais cet art mineur a connu de profonds bouleversements au cours des années 1990, tant et si bien que le paysage éditorial, historiquement marqué par des lignes de force, par une topographie puissante distinguant le mainstream de l’underground, le commercial de l’alternatif, s’est homogénéisé, s’est contracté autour d’une Nouvelle bande dessinée commercialement opportuniste et finissant par sacrifier, sur l’autel du coup médiatique rentable, l’audace éditoriale et le renouveau du genre. Fin 2015, à travers un essai manifeste séminal, concis et incisif, Alexandre Balcaen pose la pierre philosophale d’un projet éditorial rigoureux, celui des Editions Adverse. Deux ans plus tard, au détour d’une nouvelle rencontre lors du festival malouin Quai des Bulles à la fréquentation record, il est possible de faire un bilan d’étape et de jeter un premier regard sur le chemin parcouru.
Projet éditorial imaginé en 2014 (A. Balcaen officie alors pour la non moins originale et audacieuse maison The Hoochie Coochie), Adverse est lancée début 2016 et se positionne dans le champ de la bande dessinée dans son acceptation la plus large, lorgnant plus favorablement vers ses marges et ses plates-bandes peu achalandées. L’édition est alors envisagée comme un territoire de création et d’expérimentation à part entière (ainsi de l’Obscurcité de Loïc Largier, ouvrage imprimé en noir sur papier noir dont le lecteur fera apparaître les pages imprimées en jouant avec les reflets lumineux), tandis que l’approche artisanale mise en branle pour nombre d’ouvrages constitue un catalogue en un déjà vaste panel de livres d’artiste (calque, couture, hybrides entre le livre et le portfolio, etc.). Au-delà d’un discours séduisant, c’est l’envie de renouer avec le vrai métier d’éditeur – celui qui porte un livre sur ses épaules, lui fait vivre sa vie de livre imprimé, pas celui qui se contente de « produire » du livre et dont l’activité principale va se réduire à transférer des palettes de papier d’un imprimeur vers une plate-forme de distribution – qui motive A. Balcaen dans cette aventure périlleuse.
De tous temps, et sans exclusivité de l’univers de la bande dessinée, les major companies des industries culturelles ont élaboré des stratégies pour s’emparer de formes inventées par d’autres — des éditeurs minoritaires, indépendants — pour en proposer des versions édulcorées et accessibles au plus grand nombre (voir Guibert, 1998). A. Balcaen connaît bien les arcanes de l’édition puisqu’il a travaillé à L’Association de 2006 à 2010 puis chez THC jusqu’en 2015. Il s’est déjà élevé avec fracas contre le cynisme consubstantiel des industries culturelles qui continuent leur œuvre d’absorption et de digestion des petits éditeurs inventifs afin de s’approprier leur lent et laborieux travail de défricheurs. C’est donc en connaissance de cause qu’il se lance dans la fondation de sa propre structure d’édition. Avec Adverse, Alexandre Balcaen s’attache tout d’abord à déconstruire deux mythes de la bande dessinée : celui de la bibliodiversité (cette idée universaliste mais pas forcément lumineuse qu’une même maison éditoriale peut abriter pacifiquement l’alpha et l’oméga du genre) et celui de l’utilitarisme (la bande dessinée est utilisée pour ses vertus didactiques et ne vaut que pour son rôle de liant social, allant de la fonction divertissante à celle de l’apathie de masse). Son engagement éditorial en est à l’exact opposé et il adhère totalement aux propos de Jérôme LeGlatin : « Les œuvres qui nous interpellent ont en commun cette vocation à réfuter les notions d’utilité et de compréhension et à relater de tout autres enjeux. Travailler les zones pourries, obscures, grotesques, inavouables, inquiétantes, détestées. » Le projet ne devient éditorial que s’il reste cohérent avec lui-même, que s’il traduit – par les publications – une vision : celle de l’éditeur. Et de faire sienne cette revendication de L.L. de Mars : « Le monde des éditeurs «indépendants» n’est pas celui où s’est inventé un nouveau format de livres de 4 centimètres de moins. Ce monde est celui où tout s’invente de la bande dessinée, absolument tout, toutes ces formes de récits, d’écritures, de dessins, comme toutes ces formes de livres, qui seront dévoyés, mal copiés, par ces éternels marchands de soupe que sont les éditeurs industriels. C’est le seul endroit où quelque chose comme de l’imagination est au travail. ».
Arrêtons-nous sur deux artistes du catalogue que l’on associera, en première approche, à l’hypergraphie lettriste : Rosaire Appel et Jean-Pierre Marquet. La première est une New-yorkaise creusant avec détermination et ouverture l’infini des possibles des rapports texte/image et image/image. Artiste digitale, elle réalise bandes dessinées expérimentales, partitions graphiques, collages numériques, photographies et écriture automatique asémique. Son projet artistique, basé sur le recyclage, le détournement et la distorsion numérique, est profondément cartographique et s’il fait usage constant des codes de la bande dessinée (les cases, les bandes, les phylactères) c’est pour mieux les vider du rôle qu’on leur avait attribué. Rosaire Appel illustre par sa technique ce « frottement entre les images » qui crée un interstice original, espace existentiel de la bande dessinée que veut mettre en valeur A. Balcaen : « dès que l’on a deux images qui commencent à se frotter, dès que l’on a du texte qui commence à se frotter avec une image, rien que ce début de friction génère quelque chose de très particulier qui n’appartient ni au champ des arts plastiques, ni au champ de la littérature, et que c’est cette zone indéterminée qui pour moi est vraiment l’essence, le cœur de la bande dessinée » (du9). Le second artiste sur lequel nous nous attarderons est Jean-Pierre Marquet. Ses autofictions mériteraient un article à elles seules tant elles foisonnent d’idées, entre collages surréalistes, fulgurances brutes et néo-expressionnisme. Mais c’est de l’ouvrage Déséblouir que nous parlerons, tant il incarne à lui seul et illustre à la perfection l’ambition « matérielle », c’est-à-dire tangible et palpable, des éditions Adverse, bien au-delà de leur volonté éditoriale : fabriquer un livre qui soit beau à regarder pour ce qu’il est autant que pour ce qu’il contient. Une description physique de cet ouvrage suffira à ouvrir l’appétit : « 112 planches couleurs de format A3 sur papier 300 grammes sous étui cerclé et aimanté papier noir teinté dans la masse 460 grammes ».
Héritier des pratiques du fanzinat do it yourself, Alexandre Balcaen met littéralement la main à la pâte : les ouvrages qu’il édite sont façonnés main – à l’exception de l’impression elle-même ; et la distribution, si elle bénéficie du soutien de Serendip Livres, se fait souvent de manière directe lors de salons ou festivals ou lors de « tournées de placement » auprès des libraires. Adverse publie d’ailleurs le fanzine VS, rejeton de l’incroyable Turkey Magazine, lui-même descendant abâtardi de Turkey Comix, fanzine à petit tirage disponible uniquement de la main à la main ou à imprimer soi-même (ici). Mais édition DIY ne rime pas avec édition au rabais. Bien au contraire, un partenariat avec le papetier Fedrigoni assure aux ouvrages une facture précieuse qui contribue à asseoir cette ambition d’un positionnement entre l’édition à la portée de toutes les bourses, la petite édition artistique et la bibliophilie. Avec une dizaine de références au catalogue en l’espace de deux ans, les éditions Adverse ont d’ores et déjà acquis une identité visuelle forte et continuent de creuser un (micro)sillon dissonant dans le monde de l’édition de la bande dessinée contemporaine, défendant aussi bien le classicisme de qualité que l’avant-garde.
Rencontre avec ALEXANDRE BALCAEN, Saint-Malo, Festival Quai des Bulles, Octobre 2017
Par Seitoung
1 – Alexandre, quel bilan tires-tu après deux années d’activité « en solitaire » ? Ton rapport aux auteurs et au marché a-t-il évolué ?
Question(s) qui appellerai(en)t des développements conséquents, à tel point que j’envisage que ça fasse l’objet d’un nouveau texte faisant suite au Manifeste. Malgré ce que je croyais être de la lucidité quant à la vente ferme (ambitions modestes mais sérieuses en terme de diffusion en librairies), c’est pire que ce que j’imaginais. Il y a eu à ce jour quatre tournées de diffusion (semestrielle) : pour la première, une quarantaine de librairies ont suivi sur au moins un titre. Dès la deuxième tournée, on s’est rapproché de la barre des 20 librairies, aujourd’hui on est en dessous. Une des raisons c’est la mévente mais qui peut s’expliquer : les livres sont sous pochette pour les protéger dans les transports mais la majorité des libraires n’ont pas ouvert un exemplaire pour consultation. Du coup les gens n’osent pas ouvrir les pochettes pour feuilleter les livres. Autre raison : les livres sont réellement défendus par une poignée de libraires, les autres les ont pris par principe, pour voir, parce que c’était nouveau, parce qu’il y a eu The Hoochie Coochie avant, mais ils n’ont pas suivi. Les placements sont désormais inférieurs à 100 exemplaires. Par ailleurs, les rares expos et les nombreux salons et festivals prouvent que le catalogue, les différents livres, suscitent de l’intérêt, voire « se vendent » bien. Quant à la question de la « reconnaissance », les quelques personnes qui suivent me renvoient des compliments sérieux (exigence, cohérence, audace, etc.). Dans l’ensemble, je suis très soutenu dans la démarche générale par les auteurs que je publie. Mais ne me parlent quasi-exclusivement que les gens convaincus… sans doute qu’il y a des dissensus forts mais ils ne me sont pas revenus aux oreilles. J’envisage dans certains cas une baisse de tirage. Par ailleurs, un des objectifs pas encore sérieusement assumé, c’est la diffusion en librairies spécialisées en art, tenter de multiplier les expositions (rapprochement avec des galeries ?), ce genre de choses. Je n’ai pas pu m’y consacrer parce que j’ai publié trop de livres demandant trop de travail de manutention et de façonnage. Je vais donc un peu lever le pied à ce niveau là dans les mois qui viennent, pour tenter de combler les lacunes en diffusion. En partie, c’est que j’avais mal évalué la masse de travail manuel, mais aussi que je tenais à ce qu’on puisse rapidement constater ce que j’envisageais comme axes éditoriaux. J’estimais qu’il me faudrait pour ça une douzaine de titres en catalogue, j’ai le sentiment que ce catalogue est éloquent par lui-même depuis le mois de juin 2017 (multiplication des approches en terme de fond — contemporaines, patrimoniales, esthétiques, critique, etc. — et en terme de conception/fabrication — brochures, livres épais, diversité des formats, des objets, entre livres, portfolios, kit d’expo…)
2 – L’édition de bande dessinée contemporaine peut-elle sortir du circuit classique de la BD ? Quelles pistes prometteuses vois-tu ?
« Prometteuses » est un bien grand mot mais je ne peux que constater l’intérêt certain du public sur différents salons et festivals « non spécialisés bd » auxquels j’ai participé (salons généralistes plutôt littéraires, salons plutôt orientés graphisme et art contemporain, etc.). De manière générale, tout donne l’impression de s’ouvrir avec générosité et sans frontière aucune dès lors qu’on peut se glisser dans un espace pour soit montrer le travail (exposition), soit en parler (rencontres, salons…). Une chose est sûre, le public susceptible de s’intéresser à Adverse tend à être un public intéressé par les problématiques de l’art en général, ce n’est pas un public d’aficionados BD à proprement parler. Toutefois, le gros du petit public le plus fidèle est un public très concerné par la bande dessinée contemporaine (qui suit de près les publications des éditeurs alternatifs, la micro-édition, etc., voire est engagé là-dedans : auteurs, journalistes, éditeurs, critiques…).
3 – Quels sont les projets des éditions Adverse pour 2018 ?
Un début 2018 en fanfare avec les avant-premières à Angoulême pour :
— le premier volume de l’anthologie J.-M. Bertoyas (réédition de tous ses fanzines prévue en 6 volumes, publication semestrielle alternée entre Adverse — volumes 1, 3 et 5 — et Arbitraire — volumes 2, 4 et 6). 144 pages d’un récit long partiellement inédit, développé il y a quelques années dans la revue Lapin de L’Association et resté inachevé à l’époque.
— Une copieuse anthologie collective avec 50 auteurs invités qui sera publiée en format géant — A3 couleurs —, plus de 200 pages avec des fascicules, portfolios et booklets en insert, des variations de papiers, de la création et de la critique, un monstre à proprement parler).
— le 3e numéro du fanzine VS (presque intégralement en couleurs).
En Mars, une exposition entièrement consacrée à Adverse est prévue à Bruxelles dans une belle galerie (100 titres) pour laquelle je m’occupe de tout (programmation, montage, présence..). A l’automne : sous réserve mais normalement devraient sortir le premier livre de Noémie Lothe puis une collaboration Jean-Luc Guionnet & L.L. de Mars autour d’échanges d’aphorismes et de dessins.
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